Hommage de Jean-Claude Delville à Edmond Roudnitska

Une rencontre avec Edmond Roudnitska, c’était toujours pour moi un moment privilégié, un mélange d’intensité, de joie, d’excitation mêlée d’anxiété.

Capturer en privée son attention, pour lui poser ouvertement des questions, c’était comme recevoir une leçon privée de musique avec Mozart.

Nous étions en 1991 avant mon départ pour les Etats Unis et le maître avait accepté de me recevoir dans sa propriété de Cabris.

« Mon cher ami, me dit-il, comment puis-je vous aider aujourd’hui? »

« Monsieur Roudnitska, lui répondis-je, je tenais à vous voir, parce que j’ai des doutes »

« Des doutes, vous avez des doutes… » répondit il brusquement avec rage»

Je voyais son regard et son expression se métamorphoser.
Je venais de commettre un faux pas et le géant se mettait en colère.

De rage il frappa sur son bureau en me répétant: « Qui seriez-vous donc si vous n’aviez pas de doutes! Vous êtes maintenant un adulte, avec l’expérience de la vie, c’est le moment de relire Camus et les philosophes, d’affirmer vos convictions. Et si vous voulez vous améliorer en général, il vous faudra venir à mon niveau car je ne peux plus descendre au vôtre! »

Je venais de recevoir une leçon d’humilité et de style.
Un simple mot mal choisi avait suffit à le déstabiliser, parce qu’il écrivait comme il faisait des parfums. Chaque note, chaque ingrédient avait sa place, son rôle a jouer pour capturer une émotion, donner du caractère, et de la personnalité. Dans sa vie de bâtisseur et créateur, rien n’était superflu. Il ne laissait pas les choses se développer par hasard.
« Vous voulez retourner aux US, n’est ce pas? Pensez-vous que c’est là bas que vous allez apprendre à composer dans la belle langue française? »

Ce n’était pas la première fois que j’étais entré en contact avec le guru. A 18 ans, très jeune parfumeur, j’étais à la recherche d’un guide et je lui avais écrit pour des conseils. Monsieur Roudnitska était un homme spontané, généreux et à ma très grande surprise sa réponse à mon courrier ne se fit pas attendre.

« Mon cher ami, si vous entrez en contact avec moi, c’est que vous désirez apprendre et que donc, vous n’avez pas peur de recevoir des critiques. Maintenant, si vous faites des parfums comme vous écrivez, vous devez avoir une très haute opinion de vous même et des changements seraient nécessaires. La simplicité est une grande qualité, pensez vos créations de la même manière.
Si là où vous travaillez, on vous donne des conditions décentes pour apprendre, ne lâchez pas la proie pour l’ombre, soyez patient.
Si vous aimez lire, la psychologie des enfants et des adolescents est un bon point de départ.
J’espère que d’autres jeunes comme vous n’hésiteront pas à suivre votre exemple et auront le courage de me questionner. Les jeunes ont mon total soutien.
Envoyez moi vos travaux et on pourra honnêtement en parler. »

Ses commentaires et critiques, son approche psychologique, sa pédagogie, sa technique, sans oublier ses parfums qui racontaient des belles histoires, toutes ces étapes allaient enrichir à jamais ma vie de parfumeur.

Ce qui est étonnant, c’est que nous sommes en 2016 et que les réflexions d’Edmond Roudnitska, qui datent parfois de plus de 50 ans, sont toujours d’actualité. Il suffit de parcourir certains de ses classiques pour le constater :
Le parfum ( Edition que sais je )
Questions de parfumerie ( groupe du Colisée )
L’esthétique en question.
L’intimité du parfum.
Une vie au service du parfum…

Dans ses manuels, on trouve toutes les réponses aux questions techniques, artistiques ou qualitatives que se posent les parfumeurs.

En Septembre 2015 après trente années d’absence, je suis retourné à Cabris dans ce temple du parfum. C’était comme hier, rien n’avait changé, un lieu privilégié pour certains parfumeurs
Monsieur Olivier Maure, homme de confiance du créateur, était notre guide dans la propriété, et nous invita à faire un détour très attendu dans le jardin sacré, inaccessible aux visiteurs à mon époque. Très privé, car c’était là où le maître allait méditer sur ses nouveaux accords et allait respectueusement parler à ses fleurs.

Endroit magnifique, remplie d’émotions, de souvenirs et de sérénité. Tout semblait baigner dans la tranquillité lorsque Olivier enchaina naturellement son récit, «  voila, c’est ici, à l’ombre de ce bosquet où pousse toujours le muguet, que Monsieur Roudnitska a trouvé l’inspiration pour la création de son Diorissimo. »
Diorissimo…ce très grand classique, un de mes parfums favoris. Une superbe stylisation moderne de la fleur. Quelle chance de découvrir enfin ta véritable histoire!
A ce moment précis, transporté par l’émotion, j’ai ressenti un frisson de bonheur.
Le Maître était à nos côtés.

Merci Monsieur Roudnitska.

Jean-Claude Delville, Parfumeur-créateur (Drom)

Partager cet article