Rencontre avec Guillaume de Vesvrotte, co-fondateur de We don’t need roads

Par Luce Grossetete

Guillaume de Vesvrotte

Guillaume de Vesvrotte, co-fondateur de We don’t need roads, bureau de conseil stratégique dédié aux enjeux environnementaux, est également juré pour le Prix de l’Innovation Responsable pour un Parfum, organisé chaque année par la Fragrance Foundation, au sein des Fragrance Foundation Awards.

Suite à sa participation à la table ronde organisée par la FFF en octobre dernier, Guillaume revient sur le contexte environnemental et le rôle joué par la filière parfum.

Guillaume, vous êtes juré du Prix de l’Innovation Responsable pour un Parfum depuis 2020. Quelles évolutions majeures avez-vous vues ces trois dernières années en matière d’engagement des marques ?

Lors des premières éditions du Prix, les candidatures que nous recevions mettaient surtout l’accent sur des innovations assez précises – flacon, jus etc… Elles étaient toujours intéressantes, mais la plupart ne remettaient pas profondément en question le modèle existant du parfum et de la parfumerie en général.

Depuis deux ans, on voit de plus en plus de marques qui s’attaquent au fond, si l’on peut dire, qui revisitent le positionnement de l’entreprise, de la marque et des valeurs qu’elle véhicule, et, de fait, cela modifie profondément le positionnement des parfums qu’elles proposent. C’est très intéressant.

Vous travaillez dans le domaine du développement durable depuis 20 ans, et avez co-créé We don’t need roads il y a 4 ans, avec l’objectif d’implémenter et d’accélérer la transformation du secteur privé. Aujourd’hui, vous diriez que les entreprises en général sont face à quel enjeu majeur ?

Aujourd’hui, le constat, c’est que le changement climatique s’accélère, et que les entreprises sont considérées comme les acteurs ayant en main les principaux leviers.

Le défi pour les entreprises est d’être prêtes à fonctionner dans un monde où les risques climatiques sont manifestes et où la disponibilité des ressources diminue. Par exemple, dans les cosmétiques, la plupart des produits contiennent une certaine proportion d’eau ; or, aux Etats-Unis, le prix de l’eau a augmenté de 70 % depuis 10 ans : c’est un vrai risque business.

Ainsi, la question à présent est : comment une entreprise prospère-t-elle dans ce monde ? Il faut apprendre à adapter les business models aux aléas naturels, et par voie de conséquence législatifs, financiers, sociétaux…

Cette question de l’évolution des modèles d’affaires, c’est ce que j’appellerais la « nouvelle sustainability ». On parlait de l’impact sur la Planète jusqu’ici, avec une logique de réduction simple ; il est maintenant l’heure de compter avec l’impact de la Planète sur l’entreprise et son modèle, sa chaîne de valeur.

Les législateurs ont également un fort rôle à jouer, et on observe qu’ils deviennent beaucoup plus activistes sur la nécessité d’un changement profond et rapide. Par exemple, en Europe, avec la mise en place de la CSRD (Corporate Social Reporting Directive), qui imposera à partir de 2025 aux entreprises de plus de 250 salariés et 40 millions de chiffre d’affaires de produire un reporting extra-financier, qui couvrira les engagements environnementaux, sociaux et de gouvernance des entreprises.

Ces lois perçues comme douloureuses dans beaucoup d’entreprises sont en réalité une occasion de transformer les feuilles de route extra-financières en outils de pilotage stratégique.

C’est un vrai atout dans le monde qui arrive, pour les entreprises européennes ; et les lois en préparation dans d’autres régions du globe sont plutôt suiveuses de cette tendance, ce n’est pas une lubie européenne. Chez We Don’t Need Roads, on observe que c’est un avantage concurrentiel énorme et que l’avance des entreprises européennes est clairement perçue comme telle.

Face à ces défis, d’après vous, qu’est-ce qui peut aider les entreprises ?

Il y a deux approches, selon qu’on est une marque en construction « impact native » ou une entreprise de grande taille installée.

Si on est une nouvelle entreprise, il faut vérifier qu’on construit son business avec les bons indicateurs. A la création d’un système, on peut décider dès le départ des éléments de contrainte qui vont faire le cadre de notre croissance, et être ainsi adapté « par nature » au monde qui vient.

Pour les entreprises installées : comme aujourd’hui il faut tout faire en même temps, il est difficile de dire « voilà la bonne direction pour être sustainable ». Plutôt, on peut se poser la question : « comment rester cohérent et développer son leadership dans ce monde devenu sustainable ? ». On peut commencer par une matrice de double matérialité, qui est un outil de décision stratégique précieux, que l’on soit soumis à la CSRD ou non. Cela permet aussi de voir où on est fragile, et de prendre les décisions qui s’imposent. Et cette matrice va donner la direction et la taille des chantiers prioritaires : mesure de la biodiversité, décarbonation de la chaîne de valeur, etc…

Nous parlons de risques et de nouveaux modèles de fonctionnement pour les entreprises en général. Y a-t-il des aspects spécifiques pour la filière parfum ?

Comme toutes les industries directement branchées à la Nature, le parfum est impacté par le changement climatique, la raréfaction de l’eau, la perte de la biodiversité.

C’est une problématique de chaînes de valeur en général. Il est clé de travailler en partenariat avec tous les acteurs de la chaîne, depuis le champ où les ingrédients sont cultivés, jusqu’aux marques et à la distribution. C’est pour ça qu’on a créé avec We Don’t Need Roads des coalitions et des programmes collectifs autour de la circularité, de la réutilisation, … qu’on a complété avec des équipes “commando” pour traiter rapidement les sujets de chacun. Dans le parfum comme dans la cosmétique ou les autres secteurs, l’important aujourd’hui est d’arriver à aller vite.

L’idée est aussi pour les parfumeurs d’imaginer, au-delà des traditionnelles réductions d’impact, à quoi ressemblera le parfum de demain : quels ingrédients pourrons-nous mettre dans les flacons ? Les flacons seront-ils encore des objets jetables ? etc…

Il y a un aspect important dans la parfumerie, il s’agit des valeurs que la marque représente pour celles et ceux qui l’achètent, et ce que le marque peut véhiculer comme engagement…

Tout à fait. Pour donner un chiffre, 45% des consommateurs au Royaume Uni déclarent avoir concrètement quitté une marque à cause de son manque d’engagement en matière de durabilité.

Ce qui est intéressant dans les parfums, c’est que la marque travaille main dans la main avec toute la chaîne de valeur – parfumeurs, verriers, façonniers, cultivateurs… Ainsi, on peut aller plus loin que de proposer « uniquement » un produit durable : on peut proposer un parfum fabriqué différemment, et sans surcoût. On travaille sur tout le système, plutôt que par petites touches. Et c’est aussi cela qui permet de disposer d’un contrôle correct, et d’avoir les bonnes données, à la fois pour progresser et pour rendre compte dans les nouvelles lois de reporting européennes.

Dans cette optique, on peut travailler très en amont, comme par exemple en parfum, optimiser l’utilisation des sols tout en régénérant les sols. Par ailleurs, comme tout le secteur est concerné, les concurrents peuvent travailler ensemble, sous forme d’initiatives pré-compétitives, pour aller plus vite et plus loin.

A la fin, en fonctionnant ainsi, on ne déguise pas la marque en y ajoutant un « vernis green », mais on intègre la durabilité au cœur de son ADN. Et c’est ça qui est juste et sincère, pour la marque, et pour toutes ses parties prenantes, y compris les consommateurs.

Pensez-vous que la « sustainability » est à un tournant ?

Oui tout à fait. Nous sommes à une période de changement d’état d’esprit, comme celui qu’il a été nécessaire d’opérer dans le digital il y a 10 ans. Il y a 10 ans, une entreprise pouvait dire « le digital j’y suis, j’ai un site internet » ; mais il fallait aller plus loin, il fallait devenir un élément du monde digital – les autres ont manqué le virage.

La sustainability aujourd’hui, c’est pareil : on s’engage dans la résilience, et la sobriété. Ce ne sont plus des gros mots. Ce qu’on a construit jusqu’à présent en durabilité doit aller plus loin, plus fort, plus vite surtout. Le temps des grands plans inspirants est révolu, place à l’action concrète et efficace, les mains dans le cambouis. C’est en ça que l’engagement de marque en accord avec son ADN est un super outil, il aligne toute l’action avec la vision du monde de la marque. Il remet la marque à la place qui lui permettra de se développer dans un monde devenu beaucoup plus exigeant en termes de sustainability.

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