Écrire de nouveaux récits : un défi pour ces maisons de parfums historiques

Par Axelle de Larminat.

Comment réveiller une belle endormie ? Comment réinvestir un héritage qui a traversé les générations ? Comment se projeter dans l’ère contemporaine ? Pour les maisons de parfum historiques, l’enjeu est de garder une âme tout en remettant au goût du jour un patrimoine constitué par des archives, des parfums et leurs formules écrites, des flacons, une aura, un nom… Focus sur trois maisons qui pratiquent cet art de l’équilibre : D’Orsay, Parfums Caron, Le Jardin Retrouvé, fondées respectivement en 1830, 1904 et 1975.

Remémorer l’acte fondateur

Ce sont souvent des personnalités exceptionnelles, ou même des duo, qui donnent le coup d’envoi d’une histoire destinée à durer : vision inédite ou affirmation d’un état d’esprit. Point commun aux différentes maisons : ce geste inaugural est gravé dans le marbre et constitue un socle.

Chez Caron c’est grâce à un couple hors-norme que de nombreux parfums de la maison vont être propulsés sur le devant de la scène. L’association d’Ernest Daltroff, un audacieux créateur de fragrances, avec Félicie Wanpouille, styliste qui s’avère aussi une femme d’affaire hyper-intuitive, fonctionne à merveille.

L’esprit d’innovation et le sens du marketing avant la lettre habitent déjà la maison. Leurs parfums aux accords audacieux épousent les aspirations de l’époque et volent vers le succès. Ainsi, N’aimez que Moi (1916) scelle la promesse de fidélité des couples d’amoureux séparés par la guerre. Puis, Tabac Blond (1919) est lancé comme un parfum féminin, et devient le favori des « garçonnes ». Pour un Homme (1934) est le premier vrai parfum masculin qui se dissocie du champ convenu des eaux de toilette et ouvre un nouveau segment sur le marché. Ces parfums restent dans les mémoires. 

Une suite à dérouler

En reprenant en 2021 la maison Caron, Ariane de Rothschild a le désir de reconstituer un esprit de collaboration en intégrant un parfumeur maison, Jean Jacques. Dans la lignée de son histoire, elle souhaite ainsi nourrir la marque par des échanges créatifs incessants et la conforter dans ses fondamentaux : refus de l’homogénéité du style et compréhension instinctive de l’époque.

Les parfums d’anthologie continuent d’être édités, avec des formules retravaillées autour de la structure d’origine. D’autres références voient le jour. Pour un Homme trouve un prolongement dans une trilogie de parfums qui suivent les moments de la journée. Dans une optique de transmission familiale, la maison a accueilli Olivia de Rothschild, fille d’Ariane, qui apporte son regard très actuel sur la marque. En témoigne le dernier-né Musc Oli, un parfum tourné vers l’intériorité.

Sous l’impulsion de la jeune directrice artistique, l’identité visuelle et les flacons ont évolué. «La maison  a souhaité ré-ancrer cette marque, née en 1904, dans son contexte Art Déco. Le nouveau dessin des flacons s’inspire légitimement des formes géométriques de ce courant artistique. Le style 18ème qui a été associé pendant un temps à Caron n’était pas vraiment pertinent. D’autre part, les flacons reprennent le code visuel de la lettre « O » brisée, très présent dans le logo. » indique Alnoor, le designer qui a collaboré à ce projet.

Tirer un fil

Amélie Huynh, qui a repris en 2015 les rênes d’une maison de parfum quasi bicentenaire, s’est focalisée sur une belle histoire. Nous sommes alors en 1830 quand Alfred d’Orsay, transi d’amour pour Marguerite de Blessington, crée la première fragrance destinée à leur couple. Cette fragrance, que l’on pourrait à présent qualifier de « non-genrée », est totalement hors-norme à l’époque. C’est selon ce préliminaire que la marque se redéploye. 

Tout l’art consiste à identifier un concept parfois éclipsé par le temps, susceptible d’être réactualisé, puis développé dans d’infinies variations. Cette démarche permet de redonner une identité cohérente à une marque en réaffirmant ses racines.

De nouvelles formes d’expression de l’ADN 

Aujourd’hui, les parfums d’Orsay restent profondément attachés au thème universel de l’amour et en explorent tous les états. Chaque parfum (mixte comme à l’origine) est désigné par une phrase-indice et signée d’initiales qui renvoient au mystère. En 1995, Olivia Giacobetti a réinterprétée la fragrance historique Tilleul qui a été rebaptisée Vouloir être ailleurs, C.G. Chacun peut s’identifier à l’amoureux anonyme auquel est relié le flacon.  

Fidèle à l’esprit de liberté qui l’anime à ses débuts, la maison s’entoure aujourd’hui de parfumeurs indépendants comme Mark Buxton, Karine Chevalier, Bertrand Duchaufour, Fanny Bal, Vincent Ricord, Anne-Sophie Behaghel, Amélie Bourgeois….

Dans la continuité de son histoire, la maison cultive un goût marqué pour les arts, l’artisanat d’exception et le design. La boutique de la rue du Bac, dans le 7ème arrondissement parisien, dévoile cet univers raffiné qu’Alfred d’Orsay n’aurait pas renié.  

Des valeurs fondamentales

D’emblée, en 1975, Le Jardin Retrouvé se positionne en précurseur, en tant que maison de parfum dite « de niche ». Son fondateur Yuri Gutsatz souhaite s’affranchir des contraintes du marketing dominant et à mettre en lumière le travail du parfumeur-créateur, qui reste complétement dans l’ombre à ce moment.

Yuri Gutsatz  exprime sa vision engagée dans ses écrits (notamment l’article « Parfumeur, ton nom est personne » publiée par la future Société Française des Parfumeurs), ainsi que dans sa participation active à la fondation de l’Osmothèque. Le Jardin Retrouvé est né d’une volonté de mettre en application les convictions de son fondateur.

Au-delà d’un ensemble de formules de parfums – dont certaines ont été composées dès 1935  – Yuri Gutstatz lègue donc un ensemble de valeurs qu’il a défendues.

Le rôle de la direction de création

Le Jardin Retrouvé est resté une histoire de famille. La belle endormie s’est réveillée en 2016 à l’initiative de Michel Gutsatz, fils de Yuri, et de son épouse Clara Feder, directrice de création. Le couple a confié au parfumeur Maxence Moutte le soin d’adapter les formules du siècle dernier, d’en retrouver l’essence poétique sans en changer l’olfaction, et plus récemment de créer d’autres parfums en continuant de s’inspirer de tous les jardins du monde, tel Osmanthe Liu Yuan.  

L’univers visuel de la marque se développe, axé sur la nature et sur les nouvelles formes d’harmonies et de bien-être. La société est naturellement très sensible aux questions environnementales et joue la carte de la naturalité dans les compositions. Le Jardin Retrouvé ne se contente pas d’un pré carré et regarde vers le futur : chaque flacon se voit attribuer un certificat digital d’authenticité qui fait appel à la technologie de la blockchain. L’effet des parfums sur l’humeur ouvre aussi de nouveaux champs d’investigation pour la maison.  

Concilier passé et futur est un art qui requiert de subtils dosages. Il n’y a pas de formule toute-faite et chaque maison dessine sa propre voie.  

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