Les filles de FLAIR

Par Lionel Paillès

La première est aussi calme que la seconde est montée sur ressorts. L’une ne se sent bien que dans la nature quand l’autre ne s’épanouit que sur le macadam. L’une se rêvait cavalière ou agricultrice quand l’autre a toujours voulu être parfumeur. Amélie Bourgeois et Anne-Sophie Behaghel ne se ressemblent guère ; c’est précisément le mariage des contraires qui a fini par sceller leur identité. C’est chez Cinquième Sens qu’elles se rencontrent au début des années 2000. Complicité instantanée. Formées par Monique Schlienger, professeur d’olfaction à l’ISIPCA, qui a fondé l’école en 1976, elles aspirent après huit années à voler de leurs propres ailes. « Nous prenions en charge la formation mais ce qui nous intéressait, c’est la création », se souvient Anne-Sophie Behaghel. C’est aussi chez Cinquième Sens qu’elles croisent la route de Martine Denisot qui s’associera un peu plus tard au projet Flair.

Les deux parfumeurs décident de se lancer ensemble et créent Flair, studio de création de parfum, en septembre 2012. Le déclic est une analyse d’Olivier Aron, créateur de ROSAE, bureau international d’études et de conseil spécialisé en parfum, qui pronostiquait que le marché allait se scinder en deux avec d’un côté « les marques traditionnelles appelées à tomber dans le mass market et une parfumerie de niche en voie de prémiumisation ». Passée par les sociétés Firmenich et Symrise, en tant qu’évaluatrice et commerciale, Anne-Sophie Behaghel analyse : « j’avais constaté que les grands laboratoires, s’ils s’occupaient bien des grands comptes, délaissaient les petites marques indépendantes ».

En quête d’un premier client, les deux complices frappent à toutes les portes. « J’ai surmonté ma timidité maladive et j’ai débarqué un jour chez Jovoy pour rencontrer François Hénin. J’en suis ressortie avec un brief pour le parfum Rouge Assassin qui parlait des années 20 et des danseuses de French Cancan. C’est fou quand j’y pense! Il ignorait tout de moi ». C’est grâce au bouche-à-oreille que leur réseau s’étoffe. « Tout s’est enchainé assez vite : François Hénin nous a présenté David Frossard, distributeur et agent de marques, grâce auquel nous avons croisé Arnaud Poulain, créateur des Eaux Primordiales »

Au fil du temps, elles accrochent à leur tableau de chasse des marques aussi différentes que Frapin, Les Eaux Primordiales, Liquides Imaginaires, Alexandre J., Nuit Nomade, L’Orchestre parfum, D’Orsay, Versatile, 19-69, Kerzon, Obvious ou BDK. La plupart de ces marques leurs ont fait confiance à leurs débuts et leur sont restées fidèles. « Les créateurs avec lesquels nous collaborons savent que nous n’économisons pas notre temps et que nous sommes là pour défendre les parfums à leurs côtés », précise Amélie Bourgeois.

Qu’elles composent un parfum qui rappelle l’odeur de la guitare électrique pour Room 1015 ou celui évoquant une rose qui aurait poussé sur la lune pour Æther, elles ne sont guidées que par l’obsession d’innover, d’inventer, de partir d’une page blanche. Quelques voix ont pu les critiquer, se moquer de leur omniprésence sur les Instagram — aujourd’hui tous les parfumeurs veillent à nourrir leurs réseaux sociaux en rédigeant des posts décalés— sous-entendre même qu’elles n’ont pas de formation académique suffisamment solide, mais le tandem persévère, sûr de sa légitimité et de sa singularité.    

Atramental, Room 1015

Pourfendeur de l’ennui, l’inséparable duo secoue les codes de la parfumerie avec des propositions originales mettant en scène des ingrédients différents. Les deux jeunes femmes dessinent depuis dix ans une sorte de manifeste esthétique pour une parfumerie plus créative que décorative, qui se méfie du raisonnable et du bien élevé. Un contre-modèle qui doit probablement son succès à leurs styles complémentaires : l’amour de la dissonance chez l’une, le goût de l’harmonie et du raffinement chez l’autre. Elles reconnaissent que leur plus grande réussite, c’est d’avoir réussi la symbiose de leurs personnalités. Les clients viennent chercher l’un ou l’autre et parfois les deux en mettant l’une en compétition avec l’autre. En grandissant, le studio s’est enrichi de nouveaux talents. Camille Chemardin, Margaux Le Paih-Guérin et enfin Sandra Barré, critique d’art et commissaire d’exposition, qui est en charge du prix de l’art olfactif lancé par le studio en 2022, sont venues compléter l’équipe. Se studio a fêté l’an dernier ses dix ans. Ce qui a changé depuis les premières années : la nature des forces en présence comme disent les stratèges. « Nous sommes aujourd’hui en compétition avec Givaudan, Symrise et Firmenich et plus seulement avec d’autres parfumeurs indépendants ». Une situation rude mais terriblement enthousiasmante pour ces deux créatrices qui ont de l’énergie à revendre.

www.flair-paris.fr

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