Parfums, neurosciences et émotions : la trilogie qui monte en puissance

Par Axelle de Larminat

Il y a le parfum que l’on choisit par pur plaisir, sur un coup de cœur. Ou encore, celui que l’on acquiert sous l’influence d’une campagne de communication convaincante. Désormais, il y a aussi le parfum que l’on recherche pour sa capacité à procurer une expérience émotionnelle. Les neurosciences, qui permettent de mesurer les réactions du cerveau à l’olfaction, sont entrées dans la danse.  

Du bien-être dans l’air

Depuis la pandémie, un autre rapport au parfum s’est établi. Le grand public a assimilé le fait que les plantes soignent et que leurs parfums diffusent des principes actifs. Sous l’influence des périodes de confinement, le parfum a changé de statut : il se destine à soi-même avant tout, et est considéré comme un auxiliaire de l’épanouissement personnel. Le grand public est de plus en plus conscient que les odeurs agissent sur l’humeur et qu’elles sont en lien avec le cerveau émotionnel.

D’après les études menées par IFF (International Flavors & Fragrances), cette tendance va croissant. «En 2021, 87 % des personnes interrogées souhaitent un parfum qui apporte des bénéfices émotionnel et physique – 45 % attendent un parfum qui améliore leurs émotions et leur confort. ». Ces chiffres sont en augmentation témoigne Céline Manetta, responsable en Science du Consommateur chez IFF. «Au-delà de la performance attendue pour un parfum (long-lasting, intensité), aujourd’hui, la dimension bien-être devient très présente. Elle apparaît presque comme un critère technique, aux côtés des autres. »

Plongée dans l’aromathérapie moderne

L’expertise des apothicaires est plus que jamais présente dans la mémoire collective, s’enracinant dans une naturalité très recherchée de nos jours. Penhaligon’s a lancé en 2023 Potions and Remedies dans la collection The Garden Alchemist. Les cinq parfums présentés au milieu d’alambiques sont chacun destinés à accroître un effet recherché : la sérénité, l’amour, la vigueur, le courage ou le désir. Une vraie cure pour l’âme.

En cette décennie, plusieurs marques de niches se sont construites en associant les ingrédients utilisés dans la composition à leurs influences bénéfiques. Ajnalogie revendique son approche basée sur l’aromachologie, avec des parfums qui prennent soin des émotions. Un diagnostic en ligne permet d’identifier le parfum le plus adapté à son besoin personnel : le désir, la sérénité, la confiance, la méditation ou la régénération.

La Petite Mila propose ses sprays olfactifs comme Ancrage Energétique, Mizu ses parfums méditatifs, 100bon son spray Nouveau souffle aux 11 huiles essentielles … Les promesses de ces fragrances visent l’amélioration de la vie de chacun. La jeune marque londonienne Vyrao s’est positionnée dans ce sens, entre mysticisme et bien-être holistique, pratiques énergétiques et validation neuroscientifique. Ses parfums proposent une action « mood-boosting ».

Explorer scientifiquement les liens entre fragrances et émotions

Les neurosciences permettent de mener des études scientifiques sur l’impact de toutes les odeurs, que ce soit celle d’un ingrédient unique ou d’une combinaison de molécules.

Différentes méthodes sont utilisées afin de visualiser les effets des parfums : l’électroencéphalographie ou EEG (qui permet de cartographier les zones du cerveau activées par les différentes notes olfactives, l’imagerie par résonance magnétique fonctionnelle ou IRMf (qui permet de comprendre de voir quelles parties du cerveau sont stimulées par des notes spécifiques), l’eye-tracking, la reconnaissance des expressions faciales, la mesure du rythme cardiaque…

Céline Manetta spécifie : « IFF est précurseur dans l’application des neurosciences au parfum et dans l’élaboration d’un modèle de mood-maping qui permet de comprendre quelles sont les catégories émotionnelles ressenties par les consommateurs lorsqu’ils sentent des ingrédients ou des parfums. Science of Wellness est un programme créatif s’appuyant sur 40 ans de recherches qui explorent les liens entre le parfum et les émotions. ». Ce programme allie l’approche des neurosciences aux méthodes déclaratives. « Une émotion est parfois difficilement verbalisable, ou alors son ressenti n’est pas conscient. Les neurosciences permettent de s’abstraire du langage et de ses biais, de mesurer les activités cérébrales liées au parfum et de les retraduire dans le registre de l’émotion » précise la docteure en psychologie.

Les données collectées données sont analysées par l’IA du programme. « La force de cet algorithme est de mieux comprendre les synergies entre les ingrédients. Cet outil est un auxiliaire précieux pour le parfumeur mais il reste le chef d’orchestre de composition. Il peut sélectionner les ingrédients les plus performants au service de son idée originale qu’il cherche à développer. L’IA est là comme un support de créativité et un moyen de comprendre plus rapidement comment intégrer des ingrédients » résume Céline Manetta.  

Une palette d’émotions à disposition des parfumeurs

Aux côtés de start-up qui font avancer la recherche (Cosmétoscent, Emospin ou Myrissi – acquise par Givaudan en 2021), les grandes maisons de composition travaillent à leurs propres  outils : Viva Scentz pour Givaudan, Gen-Isys pour Symrise, Science of Wellness pour IFF, EmotiOn pour dsm-firmenich…

IFF travaille à partir de 8 territoires émotionnels. Certains sont plutôt classiques en parfumerie : l’énergie, la relaxation, la séduction, le bonheur. D’autres présentent des dimensions plus cognitives qui ciblent le bien-être mental : la pleine-conscience, la confiance en soi, l’attention et la mémoire. Ces territoires font sens pour le consommateur. Le parfum Irrésistible de Givenchy, et plus récemment, The Sixth de Vyrao, et la marque Nette ont fait appel à l’approche Sciences of Wellness.

Céline Manetta précise: « IFF a développé des méthodes pour mesurer les émotions et d’autres pour comprendre la mémoire olfactive, qui fonctionne de façon associative car elle est reliée à tout un environnement sensoriel (cf le phénomène madeleine de Proust). On mémorise un parfum dans une ambiance. C’est sur cette base que les parfumeurs encodent une odeur. Notre outil Scent Emotion vise à comprendre les émotions multi sensorielles que génèrent les parfums en les corrélant à des images, des couleurs, des textures, des sons… Nous mesurons ces évocations émotionnelles grâce à des outils qui permettent d’identifier différents univers : le luxe, la séduction, l’énergie, la fraîcheur. Aujourd’hui on peut définir à quel territoire émotionnel est associé un parfum. Lors de ce type d’études, les volontaires ne passent pas par la sémantique. Ils font des associations de sens à sens, par exemple directement d’un parfum à une image ».

Chez Symrise, ActiMood est une « plateforme de parfums brevetés activateurs d’émotions ». Neuf « moods » ont été identifiés : la sensualité, l’énergie, la relaxation, la confiance en soi, le besoin de protection, etc. Plusieurs paramètres ont été pris en compte et étudiés dans une méthodologie unique combinant des mesures biométriques, psychométriques et neurométriques. S’il est communément admis que l’odeur de la lavande apaise, les effets d’autres molécules odorantes peuvent s’avérer parfois contre-intuitifs. Et les parfumeurs détiennent désormais ces secrets. 

Les parfumeurs peuvent créer des parfums en fonction des émotions recherchées. C’est ce que montre également  l’outil en ligne Scentmate de dsm-Firmenich, grâce auquel il est possible d’obtenir une sélection inspirante d’ingrédients en fonction des émotions définies par le brief initial.

Le message émotionnel qui s’affiche sur le flacon

Désormais, les marques de parfums n’hésitent plus à revendiquer l’usage des neurosciences en tant que valeur ajoutée. Ainsi, Edeniste se positionne comme « la première génération de parfums de bien-être issus des neurosciences ». La marque de niche propose des Lifeboost® à combiner avec des eaux de parfum actives. À la frontière entre parfum et soin, la marque Moodeaux propose d’afficher son humeur à travers un parfum conçu dans ce sens, caution scientifique à l’appui. Tandis que Nette – Fragrance You Feel, revendique des preuves scientifiques de l’action « pleine-conscience » ou « confiance en soi » de ses eaux de parfums.

La marque Til, spécialiste du tilleul, met en avant sur son site l’argument des neurosciences pour L’Eau Qui Enlace, (créée par Francis Kurkdjian)  « Une merveille de délicatesse, une vraie câlinothérapie qui non seulement sent divinement bon mais en plus fait un bien fou à l’esprit, les neurosciences ont prouvé sa dimension euphorique. »

En boutique ou en ligne, la jeune marque L’Atelier Parfum propose un outil d’intelligence artificielle pour permettre à chacun de déterminer la création qui matche avec son humeur du moment. Il est alors nécessaire de donner l’accès à la caméra qui détecte les changements d’expressions du visage.

« Pour participer à cette expérience, rien de plus simple : regardez une courte vidéo et restez vous-même. En analysant vos réactions en direct, notre IA déterminera quelle émotion vous touche le plus et vous fera découvrir le parfum associé ! » lit-on sur le site.

Dans certaines boutiques à travers le monde, Yves Saint Laurent met à disposition de ses clients la YSL Scent-Sation, capable de mesurer par EEG leurs préférences émotionnelles en réactionaux 14 accords différents, qui couvrent le spectre des 47 fragrances YSL. Basée sur la tech Emotiv, la Scent-Station délivre trois recommandations personnalisées parmi les parfums de la maison. La validation par les neurosciences peut se faire à toutes les étapes de la chaîne de valeur du parfum, y compris celle du choix par le consommateur.

« Le parfum est une émotion fluide »

Jusqu’où ira l’influence des neurosciences ? « Le parfum est une émotion fluide et nos existences vibrent au fil de ses ondes »* répond le parfumeur-créateur Jean-Michel Duriez en résumant l’état d’esprit qui imprègne son processus créatif ainsi que la réception d’un parfum. Que ce soit pour les maisons Patou et Rochas ou bien sa propre marque, il a toujours travaillé dans ce sens. «Le parfum est un fluide emprisonné dans un flacon qui lui même raconte déjà quelque chose. Lorsqu’il est séparé de son contenant, il devient un message invisible et se confronte à nos émotions. Il est saisi au niveau des muqueuses qui tapissent le nez, passe par le bulbe olfactif puis atteint le cerveau sous forme d’infimes ondes d’électricité » spécifie-t-il. « Les parfumeurs le savent bien : si certaines matières premières sont plates, d’autres transmettent vraiment des vibrations. »

Jean-Michel Duriez entretient un rapport très fort avec les émotions. « Je veux être le premier à être ému par mes créations. Si ce n’est pas le cas, je ne les présente pas à mes clients » confie-t-il. Et il tient à nuancer l’apport des neurosciences dans son métier. « Nous autres, parfumeurs-créateurs sommes tous des techniciens. Nous avons des connaissances en matière de chimie, nous savons comment les ingrédients sont extraits et nous avons la capacité de les assembler et de les harmoniser. Mais, à un moment, quelque chose intervient au niveau du domaine émotionnel et artistique. Et ce qui est créé pour soi, nous avons alors envie de le partager. »

Distinguant la parfumerie fine de l’aromathérapie, le parfumeur ajoute : « L’aromathérapie répond à des besoins du moment : authenticité, éthique, naturalité. Mais, dans le parfum, je dirais que le concept d’aromathérapie fait pschitt. Je ne conteste pas l’apport des neurosciences mais plutôt leur utilisation marketing. Pour reprendre un terme juridique, il me semble que l’on renverse la charge de la preuve. Je ne crois pas à un découpage des émotions selon des principe que chaque parfum apporte un sentiment : la joie par exemple… Cela me paraît être une transcription beaucoup trop simpliste. Finalement, ce qui intéresse le public c’est d’être captivé par un parfum. »

* Cette phrase est extraite du livre « Au Cœur du Goût « ? co-écrit avec Pierre Hermé (éditions Agnès Viénot – 2012)

Des souvenirs olfactifs prégnants

Jean-Michel Duriez poursuit « Je pense l’interprétation des odeurs n’est pas innée car c’est  le vécu qui active certaines zones du cerveau. Les perceptions ne sont pas universelle comme le montrent plusieurs exemples : la lavande est perçue comme très chic en Angleterre, mais très cheap en France car utilisée pour des assouplissants, l’osmanthus apparaît en Europe comme une note élégante et exotique, alors qu’elle semble bas-de-gamme en Asie où elle est utilisée dans les désodorisants d’ambiance. La molécule de la calone est souvent qualifiée d’odeur marine rappelant celle de l’huitre ou bien encore un melon aqueux. En soi, elle n’a rien d’une odeur sexy. Mais elle a été introduite depuis 30 ans dans des parfums féminins tel que l’Eau d’Issey. Il me semble que c’est par un phénomène inconscient que cette odeur s’est chargée d’une impression de séduction puisqu’elle est associée à des parfums féminins depuis des décennies. »

Pour résumer ses propos : les émotions apparaissent à l’usage. Elles existent à partir du moment où l’on porte un parfum et où l’on se créée des souvenirs associés. Et de conclure : « Les émotions que je propose sont d’abord les miennes, puis chacun ajoute les siennes. Au fond je ne créée pas des parfums, je fabrique des souvenirs. ».

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