Par Lionel Paillès
On peut s’y prendre de différentes façons pour prolonger la vie des grands classiques de la parfumerie : les figer dans l’époque où ils sont apparus dans une démarche muséale ou les faire coller tellement à l’air du temps qu’ils finissent par y perdre leur âme en n’exprimant plus rien de ce que le créateur a voulu raconter cinquante ou soixante ans auparavant. Estée Lauder, sous la direction artistique de Frédéric Malle, dont les Éditions de parfums ont été intégrées il y a dix ans au groupe américain, propose une troisième voie : “nettoyer” la composition en faisant la chasse aux ingrédients non essentiels pour révéler l’essence même de chaque parfum. Un exercice qui nécessite évidemment de la technicité mais aussi une vision. C’est Frédéric Malle lui-même qui a trouvé la martingale : simplifier des parfums pour les faire entrer dans la modernité. Une manière de lifting en quelque sorte, mais un lifting suffisamment subtil pour qu’il ne se soit pas remarqué, ou si peu.
La collection Legacy réinvente, sans les trahir, ni les défigurer, cinq grands classiques de la marque américaine de cosmétiques et de parfums fondée en 1946 : Estée (1968), Azurée (1969), Private collection (1973), White Linen (1978) et Knowing (1988). Dans le cas présent, la promesse de la “réinvention” n’est absolument pas mensongère. On est loin d’un travail de mise aux normes habituel que les marques entreprennent à chaque recommandation de l’IFRA. La créativité est partout dans cette transposition d’un parfum d’une époque à l’autre. Selon Anne Flipo, l’un des trois parfumeurs de la société IFF (International Flavors & Fragrances) choisis par Frédéric Malle, il a d’abord fallu « créer une intimité avec le parfum pour bien comprendre l’intention du parfumeur à l’origine de la formule ». Un travail qui a duré, selon les compositions, entre six mois et deux ans. « C’est un travail extrêmement minutieux, comparable à la restauration d’une œuvre d’art : il s’agit de dépoussiérer, de redonner vie aux couleurs d’origine tout en ajoutant des éléments modernes pour en renforcer la pertinence », explique Carlos Benaïm qui a travaillé sur Estée et White Linen.

Supprimer les bases et revenir à l’ingrédient essentiel
À chaque parfumeur sa méthodologie. Commentant son travail sur Azurée, parfum ensoleillé inspiré par le paysage de la Méditerranée, Anne Flipo précise : « J’ai commencé par éclater les bases (des mini-compositions utilisées telles quelles) contenues dans la formule originelle. Il y une base bergamote, une base épicée (Dianthine) et même une base jasmin. J’ai démonté la formule et l’ai remontée en ne conservant des bases que l’élément essentiel ». Bruno Jovanovic, à qui Frédéric Malle a confié la formule de Knowing, ajoute qu’il a fallu parfois échanger des ingrédients un peu surannés pour d’autres, plus en phase avec les nez d’aujourd’hui, sans jamais modifier l’intention esthétique : « J’ai ainsi remplacé l’essence de patchouli à l’effet terreux un peu vieillot par un patchouli contemporain issu des biotechnologies ». La démarche fût la même pour les fruits, déjà présents dans la formule initiale, mais auxquels il s’agissait de donner de la noblesse. « D’où le choix du cassis et de la mûre », précise le parfumeur. Au fond, ces nouvelles versions expriment une allure du passé dans un corps très présent. On passe d’une parfumerie un peu élitiste à quelque chose de plus direct, de plus avenant aussi peut-être. C’est un peu comme si Azurée ou White Linen avaient été créés en 2024. La collection Legacy n’est pas seulement un travail d’orfèvre parfaitement maitrisé mais un exemple à suivre pour les marques qui ne savent pas toujours comment s’y prendre pour faire (re)vivre leur patrimoine.
Carolyn Murphy, modèle pour La collection Legacy, ©Estée Lauder




