Le choc post-moderne des aldéhydes

Par Lionel Paillès 

On a coutume de dire que la parfumerie, comme la mode, est une affaire de cycles, qu’elle est un éternel recommencement. Il y a toutefois des retours en grâce plus surprenants que d’autres. Qui aurait pu prévoir que les aldéhydes, ces molécules aux noms bizarres et à l’odeur si particulière, marqueurs d’une parfumerie des années 30-50, retrouvent une forme d’actualité et de pertinence en 2025 ?  

Ces molécules chimiques ont été isolées, et baptisées, en 1835 par le chimiste allemand Justus Von Liebig. Mais ce n’est qu’à partir de 1904 que le français Auguste Darzens, directeur du laboratoire de recherche de la maison de parfum L.T. Piver, réussit enfin à les synthétiser pour les reproduire. C’est une révolution pour la parfumerie. Commençons par préciser que les aldéhydes existent dans la nature. « On les trouve notamment dans l’huile essentielle de bergamote, de mandarine, de coriandre, de badiane et d’anis », explique François-Raphaël Balestra, Maître parfumeur et directeur de la découverte de nouveaux ingrédients chez dsm-Firmenich. 

Les aldéhydes sont numérotés et classés en fonction de leur structure chimique, c’est-à-dire du nombre d’atomes de carbone qu’ils contiennent. On va ainsi retrouver des aldéhydes C6, C7, C8 … Jusqu’au C12. Et chacun d’entre eux diffusera une senteur différente. Certains sont reconnaissables à leur odeur savonneuse de linge propre (aldéhyde C-11), d’autres à leurs inflexions métalliques de fer à repasser chaud (aldéhyde C-12 MNA) et d’autres encore l’odeur râpeuse du zeste d’orange (aldéhyde C-10). Si elles font invariablement penser au N°5 (Chanel, 1921) et à Arpège (Lanvin, 1927), ces notes étranges qui ont le don de transformer un accord banal en une symphonie olfactive sont loin d’avoir dit leur dernier mot. La preuve : un certain nombre de fragrances du moment les utilisent et, plus étonnant, les revendiquent dans les pyramides olfactives.

N°5 ©Chanel
Arpège ©Lanvin

Dans Blanche absolu de parfum (Byredo, 2025), les aldéhydes font la courte échelle aux muscs qui explosent de pureté. C’est aussi le cas avec Et Voilà (Teo Cabanel) où l’immense boule de muscs s’élève dans les airs grâce à l’appui de ces molécules polarisantes.

Blanche, eau de parfum ©Byredo
Blanche, absolu de parfum ©Byredo

Ces corps abstraits sont si fascinants que Jil Sander a choisi d’en faire les héros de sa première collection de prestige, Olfactory Series 1, qui fusionne botanique traditionnelle et science. Selon les cas, l’aldéhyde apporte le contraste nécessaire pour rendre la note plus franche et lisible (Black Tea) ou illuminer un bois de oud mystérieux et sombre (Smoke). Si ces molécules impriment de leur présence toute la collection c’est qu’il y a un propose derrière. « Les aldéhydes marquent la verticalité, la fluidité et l’épure d’une ligne de vêtements », ajoute Stéphane Demaison, Directeur du développement olfactif chez Coty. Dans Acné Studio (Frédéric Malle, 2024), Suzy Le Helley a eu recours à leurs effluves d’une propreté immaculée pour évoquer à un vêtement confortable aux lignes pures. La raideur de ces notes est tempérée par la gourmandise enveloppante de la vanille et du santal. La parfumeuse se sert de leur petit côté rétro pour faire un clin d’œil aux parfums floraux-aldéhydés d’autrefois. 

Olfactory Series 1 ©Jil Sander
Acne Studio ©Frédéric Malle

Une nouvelle expression des notes propres

C’est finalement dans la redéfinition de l’odeur de propre que les aldéhydes sont revenus en grâce. C’était déjà un peu le cas avec New Look (Dior, 2024), parfum ambré futuriste qui plonge un encens sacré dans un bain glacé d’aldéhydes — aucune référence au passé glorieux d’une parfumerie révolue dans ce cas-là.Dernier exemple en date : Odeur 10 (Comme des Garçons, 2025) signé Nathalie Gracia-Cetto (Givaudan). « Lorsque j’ai voulu traduire l’expérience de l’eau oxygénée qui soulage un bobo, j’ai choisi l’aldéhyde C12 MNA et son effet pétillant et moussant », explique la parfumeuse. 

New Look ©Dior
Odeur 10 ©Comme des Garçons

Plus on les observe et plus on se rend compte que ces molécules ont des qualités insoupçonnées. Primo : elles apportent une rigueur et une verticalité à un parfum. Deuxio : ces notes n’ont pas leur pareil pour faire briller les autres et les mettre en valeur.Il n’y a qu’à voir comment elles font scintiller et vibrer les fleurs d’un accord. Natalie Gracia-Cetto a décelé en elles une autre aptitude : « Ces molécules sont extraordinaires si l’on veut traduire en odeur des images abstraites ». Leurs qualités techniques les rendent pour ainsi dire indispensables. « Si les aldéhydes se rappellent à notre souvenir, c’est qu’on ne dispose pas de beaucoup d’outils de performance et de longlasting en dehors des notes indolées (orange) et des boisés-ambrés », ajoute Suzy Le Helley. Un juste retour des choses pour des molécules qu’on disait passées de mode. 

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