
Il fait partie des monstres sacrés du monde du parfum. Maître-parfumeur chez Symrise, Maurice Roucel aligne un nombre impressionnant de succès internationaux. Esprit intuitif, travailleur acharné, personnalité généreuse, Maurice Roucel a célébré en juin dernier son jubilé dans les jardins de la Maison de l’Amérique Latine, à Paris. Il revient sur cinquante ans d’un parcours « instinctif et émotionnel plutôt que purement académique. »
Par Axelle de Larminat
Quel regard portez-vous sur votre parcours ?
J’ai grandi en Normandie, et personne de ma famille n’avait de lien avec la parfumerie. Le parfum n’a jamais été pour moi une vocation, mais c’est un univers que j’ai découvert grâce à des rencontres. J’étais à l’époque chimiste au CNRS et je travaillais sur la chromatographie en phase gazeuse. Et puis j’ai entendu dire qu’Henri Robert cherchait un chimiste, alors je l’ai rencontré et c’est comme cela que j’ai passé 6 ans chez Chanel. À l’époque, la parfumerie ne m’intéressait pas vraiment mais ces 6 années m’ont permis d’étudier toutes les belles matières premières que j’avais à disposition, en les analysant en tête, cœur et fond. Puis, j’ai commencé à travailler sur les bases, j’ai été ensuite embauché par IFF et mon intérêt pour le parfum a grandi de jour en jour.
Mon parcours en parfumerie a été instinctif et émotionnel, plutôt que purement académique. Commencer dans un laboratoire de chimie m’a donné cette connaissance et ce respect pour les matières premières, et m’a aussi appris le côté technique de la création. Mais surtout, cela m’a appris à faire confiance à mes sens et à ma curiosité.
Je me fie beaucoup à mon intuition, plutôt qu’à simplement suivre les tendances ou les formules. Alors, peut-être que je me suis adapté à l’industrie aussi, mais sans vraiment m’en rendre compte.
Pouvez-vous revenir sur cinq créations qui ont marqué votre trajectoire ?
Tocade (de Rochas) et L’Instant (de Guerlain) sont deux créations très personnelles, inspirées par un moment précis. La première, par une rose unique de mon jardin, avec ses nuances de rouge, ocre et brun, et ses inflexions irisées. Tandis que l’élément déclencheur de la création de l’Instant a été un triathlon à l’Île de la Réunion. Ce n’était pas tant l’odeur de la fleur de tiaré que la sensation de luminosité qu’elle m’a inspirée. J’ai cherché à traduire cette émotion, cet instantané, plutôt que de simplement reproduire une odeur.


Musc Ravageur (Frédéric Malle) : Une création qui me tient particulièrement à cœur est Musc Ravageur. L’idée de départ est restée longtemps dans mes tiroirs avant que Frédéric Malle ne la choisisse. J’ai voulu créer un parfum animal, oriental, d’une sensualité intime et brute, évoquant l’odeur de la peau ou des draps froissés. C’était une volonté partagée avec Frédéric Malle de repousser les limites de la parfumerie conventionnelle. Je pense que ça a été marquant dans ma carrière. C’est devenu un succès, prouvant qu’on ne peut jamais vraiment les planifier ; il faut juste créer quelque chose d’honnête.


Be Delicious (de DKNY) marque mes douze années passées à New York. Je voulais capturer la fraîcheur et la vitalité de la « Big Apple » dans ce parfum, avec des notes de pomme verte, concombre et pamplemousse, adoucies par le magnolia et la rose. Enfin, Nautica Voyage (de Nautica) est un parfum que j’ai beaucoup apprécié créer. Mon amour pour le voyage et l’exploration se retrouvent dans ce parfum. Je l’ai imaginé comme la brise de la pleine mer : fraîche, aquatique et légèrement fruitée. Je l’ai même porté pendant un temps.


« À la fois minimaliste et maximaliste », c’est ainsi que Isaac Sinclair*, à qui vous avez beaucoup transmis, qualifie votre héritage. Est-ce que cela vous parait juste ? Comment abordez-vous la composition ?
Oui je pense que c’est assez juste, il m’a bien cerné ! Je pense qu’il veut dire par là que je travaille beaucoup les overdoses, c’est mon côté maximaliste. Et mon côté minimaliste c’est que j’écris avec des formules courtes, je ne travaille qu’avec l’essentiel.
D’un point de vue créatif, vous sentez-vous en affinité avec certains courants artistiques (picturaux, musicaux, littéraires, architecturaux…) ?
Je trouve de l’inspiration partout autour de moi, parfois les livres ou les œuvres d’art. J’aime différents styles littéraires, souvent teintés d’un peu de philosophie : Nietzsche, Zweig, Amin Maalouf…
La musique, quant à elle, est en plus comparable au parfum sur de nombreux points. J’ai récemment comparé Musc Ravageur à la Symphonie n°5 de Beethoven. C’est vrai que j’apprécie surtout la musique classique. Mais j’ai écouté aussi The Doors, du jazz… J’ai écouté Oum Kalthoum pendant très longtemps, et inlassablement. Sa musique a une profondeur qui me touche particulièrement.
C’est la chimie qui vous a amené vers le parfum. Quelles molécules de synthèse captives chez Symrise aimez-vous particulièrement travailler et pour quelles raisons ?
Je pense que les molécules ambrées font partie de celles que j’aime le mieux travailler. J’ai beaucoup utilisé l’Ambrostar® par exemple et plus récemment l’Ambronova™ pour donner de la puissance et de l’impact à mes parfums. Les nouveaux captifs permettent de diversifier la palette, que ce soit au sein de familles olfactives déjà connues comme ici ou explorant de nouveaux profils olfactifs. Ils permettent aussi de pallier les nouvelles restrictions et d’avoir à disposition des molécules plus respectueuses de l’environnement.
Voulez-vous évoquer des notes ou des univers olfactifs qui vous inspirent ?
J’aime explorer de nouveaux horizons olfactifs et formuler sur des sujets toujours différents. Je suis particulièrement sensible aux nuances féminines et douces. Mais je dirais que ce sont les notes ambrées qui m’ont le plus marqué, qu’elles soient naturelles ou synthétiques. La première fois que j’ai senti la base Ambre 83 a été une révélation pour moi.
Pouvez-vous revenir sur un brief récent qui vous a enthousiasmé ?
J’accorde beaucoup d’importance aux rencontres que je fais et aux relations que je tisse lors du processus de création d’un parfum pour une marque. Dernièrement, j’ai beaucoup apprécié collaborer avec la marque NonFiction pour plusieurs projets. J’ai particulièrement apprécié la qualité des échanges avec les équipes au cours du développement des quatre derniers parfums que j’ai faits pour eux (d’abord The Beige & The Grey puis Young Memories et The Rose).


J’ai apprécié aussi de travailler sur le marché coréen et d’adapter ma signature aux préférences olfactives subtiles de ce pays.
À quoi aspirez-vous dans un futur proche ?
Je dirais que j’aspire à continuer ma vie telle qu’elle est ! Bien sûr, continuer à créer, mais aussi à rencontrer et collaborer avec les évaluateurs, les marques et toutes les personnes qui m’accompagnent tout au long de la création. Ce sont des échanges qui me tiennent particulièrement à cœur.


De gauche à droite : Suzy Le Helley, Maurice Roucel et Isaac Sinclair lors de son jubilé dans les jardins de la Maison de l’Amérique Latine, à Paris
*Isaac Sinclair est Maître-Parfumeur chez Symrise. Maurice Roucel a été son mentor. Suzy Le Helley, Parfumeur chez Symrise, a également bénéficié de l’accompagnement de Maurice Roucel.