Par Lionel Paillès
Prononcez le mot « musc » devant un aficionado du parfum, et il y a fort à parier qu’il vous réponde aussitôt : Narciso Rodriguez. Peu de maisons ont su imposer une signature olfactive aussi reconnaissable. Avant lui, il y a eu Guerlain et sa légendaire Guerlinade. En 2003, le couturier new yorkais Narciso Rodriguez accomplit une prouesse comparable : transformer une simple note de fond en véritable emblème sensoriel.
Avant For Her, le musc se tenait souvent en retrait : une note de fond ronde, propre, éthérée, presque discrète. Mais sous l’impulsion du créateur et du duo de parfumeurs Christine Nagel et Francis Kurkdjian, il est devenu le cœur battant d’un parfum. Cette fameuse “boule de musc” est devenue un archétype de la parfumerie moderne. « Chez Narciso Rodriguez, le musc n’est plus un simple support : il devient la matière première centrale, sensuelle et vibrante, autour de laquelle tout s’articule », raconte Yaël Tuil, Vice-President Global Fragrances chez Shiseido. À cette époque, Narciso Rodriguez ne se sépare jamais de sa petite fiole de musc égyptien dénichée semble-t-il dans les boutiques de Harlem et de Greenwich Village dans les années 1970. « La sensualité de cette huile était incomparable. C’est un ingrédient qui se transforme selon la personnalité de celle ou celui qui le porte. Une source d’inspiration infinie », confie-t-il. Lorsqu’il imagine son premier parfum, il demande tout naturellement à ses parfumeurs de recréer cette empreinte de peau, alliance parfaite de pureté et de sensualité, mais avec une touche contemporaine et sophistiquée. La traduction olfactive d’une mode minimaliste aux lignes épurées qu’on retrouvera aussi dans les campagnes publicitaires en noir et blanc incarnées par le mannequin Carmen Kass. Plus complexe qu’il n’y paraît, l’idée de For Her peut se résumer ainsi : une interprétation moderne du musc égyptien, enrichie d’un cœur floral ingénu (muguet, osmanthus, rose, lys) et d’une signature chyprée articulée autour du patchouli. « Si ce parfum marque une grande rupture, c’est qu’il impose la figure d’un musc ultra moderne à un moment où la parfumerie féminine se réduisait à de grands floraux transparents et marins », s’exclame Sonia Constant, parfumeur chez Givaudan, à qui l’on doit une vingtaine de déclinaisons. L’une d’elles, Pure Musc, très propre, presque cosmétique, est même la deuxième ligne la plus populaire de la franchise. Vingt-deux ans après son lancement, For Her n’a rien perdu de sa puissance d’attraction. « La ligne figure aujourd’hui au 8e rang des ventes en Europe, et reste N°1 en Italie depuis une décennie », se réjouit Yaël Tuil. De cette création fondatrice est née une véritable dynastie olfactive : For Her L’Eau de Parfum (2006), Fleur Musc (2017), Pure Musc (2019), Musc Noir (2021), Musc Nude (2024).
Chacune d’elles explore une facette différente de la sensualité— poudrée, lactée, fruitée, ambrée ou crémeuse— sans jamais trahir l’esprit originel du parfum-mère. Cette signature commune offre une forme de cohérence et de continuité, une émotion immédiatement familière, ce “je-ne-sais-quoi” qui fait dire : « C’est un parfum Narciso Rodriguez ! » La beauté de ce parfum tient à son sillage et découvrir For Her sur une touche n’a presque aucun sens. Plus qu’aucun autre parfum, c’est sur la peau qu’il prend tout son sens. Pour les vingt ans du parfum, c’est précisément à ce sillage que Narciso Rodriguez a voulu rendre hommage en créant For Her Forever. « J’ai fait faire un Scent Treck® (Headspace) de l’odeur du parfum dans l’air qui constitue le cœur de la nouvelle formule », explique Sonia Constant. Dans l’histoire de la parfumerie, Narciso Rodriguez For Her marque un tournant. Il incarne le passage à une ère plus introspective : celle d’une sensualité contenue, presque méditative, où le parfum n’est plus vraiment un ornement, mais une véritable seconde peau.