Thierry Wasser, nouvelle voix des parfumeurs

Défenseur acharné de l’ingrédient et du rôle du parfumeur, le parfumeur-créateur de la maison Guerlain est devenu en juin dernier le 4e président de la SIPC (Société internationale des parfumeurs-créateurs), succédant à Francis Kurkdjian, Calice Becker et Raymond Chaillan. Ce parfumeur iconoclaste se positionne non pas en porte-parole institutionnel mais bien en créateur, membre d’une chaîne vivante de savoir-faire et de transmission.

Par Lionel Paillès

Vous êtes le nouveau président de la SIPC. Félicitations !  Pourriez-vous nous éclairer sur votre programme ?

Il s’articule autour de trois grands axes : la défense raisonnée de notre palette de création. Pas pour tout sanctuariser, mais pour conserver les matières qui structurent notre langage olfactif. Sans elles, plus de style. Sans style, plus d’auteur. Et sans auteur, il n’est pas d’avenir pour une parfumerie qui se voudrait un art. La reconnaissance du parfum comme œuvre de l’esprit, et du parfumeur comme auteur, ce qui suppose un travail juridique, mais aussi culturel et institutionnel, pour faire évoluer les représentations. Enfin la révision du cadre réglementaire, en particulier sur les substances CMR (cancérogènes, mutagènes et toxiques) et les allergènes, pour qu’il reflète les usages réels, les expositions pertinentes, et ne repose plus exclusivement sur des tests déconnectés du terrain cosmétique.

Thierry Wasser, Président de la SIPC ©AlexGallosi

L’un de ces sujets vous tient-il particulièrement à cœur ?

Tout ce qui menace la diversité des matières premières, et le lien de confiance entre parfumeurs et producteurs. On parle souvent de la disparition des ingrédients à cause de la réglementation, mais on mesure mal ce que cela implique sur le terrain : l’abandon de cultures, la perte de savoir-faire agricole, la rupture d’un écosystème créatif et humain. La lavande, par exemple, est aujourd’hui sous pression. Elle affronte déjà la cicadelle et le nématode, deux ennemis redoutables pour les champs de Provence. Mais le plus grand danger, désormais, pourrait bien venir… de Bruxelles. Car REACH, ce règlement pensé pour encadrer les substances chimiques industrielles, souhaite désormais mettre son nez dans les huiles essentielles, dont la lavande. Si on applique à une plante les mêmes grilles d’évaluation qu’à un solvant de synthèse, alors oui, REACH peut être plus menaçant pour la lavande que tous ses ravageurs réunis.

Pourquoi ce combat vous semble-t-il si urgent à faire partager à toute l’industrie ? 

Pour une raison simple : il dépasse la technique et touche à l’identité d’une région, à une culture vivante, et à ce que nous transmettons. La création ne se fait pas en laboratoire aseptisé : elle naît aussi dans les champs, dans les gestes agricoles, dans la diversité des terroirs. Défendre la palette, c’est aussi défendre les hommes et les femmes qui la rendent possible. En tant que parfumeur, je suis redevable de ces matières. Et en tant que président de la SIPC, je ne peux pas rester simple spectateur.

Le Conseil d’administration de la SIPC ©SIPC

En quoi est-ce si important que les parfumeurs fassent entendre leur voix ?

Parce que personne d’autre ne le fera à leur place. Et parce que pendant longtemps, les parfumeurs sont restés dans l’ombre, derrière les marques, les discours marketing, les régulateurs. Résultat : notre parole est trop peu prise en compte dans les décisions qui nous concernent directement. Il est temps que les parfumeurs soient aussi des acteurs du débat public. Nous sommes compositeurs, certes, mais aussi prescripteurs de matières premières : nos choix créatifs influencent directement la vie de filières agricoles, d’artisans, de producteurs. Il serait temps que le législateur entende la voix de celles et ceux qui utilisent ces matières non pas comme des intrants industriels, mais comme des moyens d’expression. Le regard du créateur doit avoir sa place aux côtés de celui du toxicologue ou du chimiste.

Diriez-vous que les parfumeurs ne sont pas assez entendus ? 

On célèbre l’image du parfumeur — parfois jusqu’à la caricature — mais on oublie qu’il s’agit d’un métier exigeant, qui repose sur des années de formation, un engagement personnel fort, et une éthique professionnelle. Chaque membre de la SIPC signe la Charte du parfumeur, dans laquelle il s’engage à créer, avec responsabilité, et à respecter la dignité de son métier. Le parfumeur est un auteur, mais aussi un professionnel qui compose avec rigueur, sensibilité et discernement. Pourtant, dans bien des cas, sa voix reste en retrait : le marketing trace des directions, la réglementation pose des cadres, et la création doit souvent s’inscrire dans ce double mouvement. Il ne s’agit pas de tout renverser, mais de rééquilibrer et de donner également une vision actuelle du métier de parfumeurs avec les parfumeurs indépendants. Donner davantage d’écoute à ceux qui créent, c’est offrir à l’industrie l’occasion de se renouveler, de gagner en justesse.

C’est la raison pour laquelle la SIPC a voulu créer sa propre distinction honorifique ?

Précisément ! Ce prix sera remis chaque année à celles et ceux, parfumeurs et non-parfumeurs, qui contribuent à l’essor de cette industrie. Pour cette première édition, qui a eu lieu le 3 juin dernier à l’occasion du SIMPAR, nous avons voulu distinguer les parfumeurs Patricia de Nicolaï, Alberto Morillas, mais aussi Thierry Audibert, ancien directeur de la Recherche chez Givaudan et Robert Sinigaglia, ancien directeur de la Fabrication chez Robertet.

La défense de la palette du parfumeur est-elle un objectif majeur pour vous ?

C’est un des piliers de notre action, car sans ingrédients, pas d’expression possible. Quand une matière disparaît, c’est une nuance, une voix, un accent olfactif qui s’éteint. Il ne s’agit pas de nier les enjeux sanitaires ou environnementaux ou sociaux, mais de sortir des simplismes actuels. L’absurdité vient du fait que nous avons aujourd’hui un mille-feuille réglementaire qui juxtapose des approches incompatibles : REACH évalue les substances en fonction de leur dangerosité intrinsèque, souvent sur la base de tests sur animaux, tandis que le règlement cosmétique interdit ces mêmes tests et repose sur une évaluation du risque réel, c’est-à-dire tenant compte de la dose, de la voie d’exposition, de la fréquence d’usage. Résultat : des décisions prises sans cohérence scientifique, et souvent sans logique d’usage.

Avez-vous l’espoir qu’un jour le parfum soit enfin reconnu comme une oeuvre de l’esprit ?

Je le crois profondément et je pense même que ce n’est plus une simple intuition, mais une conviction fondée. On entend souvent dire qu’un parfum ne pourrait pas être protégé parce qu’il serait perçu de manière trop subjective. Mais c’est une fausse piste : toutes les œuvres sensibles — la musique, la poésie, la peinture abstraite — sont perçues différemment selon les individus. Cela n’a jamais empêché leur reconnaissance comme œuvres de l’esprit. Le droit d’auteur ne protège pas ce que chacun ressent, il protège un acte créatif, une construction personnelle et originale. Un parfum, ce n’est pas une simple odeur : c’est une structure, une composition formelle avec des choix précis — accords, hiérarchie, équilibre, tensions — qui portent la marque de celui ou celle qui les a conçus. Ce sont des décisions libres, assumées, qui traduisent une vision. C’est cela, l’originalité au sens juridique. Ce que la SIPC affirme aujourd’hui, c’est que le parfum mérite pleinement d’être reconnu comme une œuvre de l’esprit : non pas parce qu’il plaît à tous ou qu’il serait universel, mais parce qu’il est librement créé et pensé. Et que cette création peut être documentée, objectivée, analysée comme toute œuvre complexe. Il est temps que le droit rejoigne cette réalité.

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