Marc Chaya, agitateur de talent

Par Marie-Bénédicte Gauthier

De son enfance libanaise à la création de Maison Francis Kurkdjian, Marc Chaya évoque un parcours semé de doutes puis de convictions. Alors que l’exposition Parfum, Sculpture de l’invisible au Palais de Tokyo, convoque le parfum dans le champ de l’art contemporain et que Baccarat Rouge 540 fête son anniversaire, il a répondu à la Fragrance Foundation. Conversation. 

Marc Chaya @François Roelants

VOUS AVEZ PASSÉ VOTRE ENFANCE AU LIBAN DANS UN CONTEXTE DE GUERRE. COMMENT CELA A-T-IL IMPRÉGNÉ VOTRE VISION DU MONDE ?

Mes premiers souvenirs ? Ceux de bombardements et des coupures d’électricité. A trois ans j’avais déjà vu ce qu’aucun enfant ne devrait voir : la violence, la peur, la mort. Dans ce chaos, l’art est devenu mon refuge. Nous avions une voisine arménienne, professeure de ballet. Elle me faisait écouter de l’opéra, m’initiait à la danse classique. Je regardais la ville détruite et dans ma tête je reconstruisais quelque chose. Très tôt j’ai compris que la beauté si elle ne pouvait pas sauver le monde, pouvait y contribuer.  J’ai baigné dans le monde de la danse, de la musique classique, de Jimmy Hendrix que mes frères écoutaient.  J’ai voyagé avec mon père, l’architecture, les volumes me subjuguaient. La littérature a aussi joué un grand rôle, j’ai découvert seul Milan Kundera dont la lecture m’a bouleversé. Ces expériences artistiques, esthétiques remplissaient l’air que les bombes rendaient irrespirables. 

VOUS ÉVOQUEZ VOTRE HOMOSEXUALITÉ COMME UN AUTRE COMBAT

Oui mais dans un pays où ce n’était pas envisageable, c’était difficile. J’ai refoulé cette part de moi un moment, puis cette dissonance intime n’a plus été envisageable. Cela a, je crois, déterminé ma volonté farouche de défendre la liberté d’être soi.

ARRIVÉ EN FRANCE, VOTRE CARRIÈRE A ÉTÉ FULGURANTE

Chez Ernst & Young, une équipe venue de Houston qui avait travaillé avec la Nasa sur des tests comportementaux, me les ont fait passer et évalué que j’avais des capacités hors normes … Mais ça, qu’est-ce qu’on en fait ? J’ai travaillé sans relâche en gagnant beaucoup d’argent, je suis même devenu responsable mondial des marchés télécom mais toujours avec cette peur :  qu’on me fasse revenir au Liban pour un service militaire. J’étais hyperperformant mais il me manquait l’essentiel : l’expression créative.

COMMENT S’EST PASSÉ VOTRE RENCONTRE AVEC FRANCIS KURKDJIAN ?

C’était il y a un peu plus de vingt ans à Paris. Francis était déjà un parfumeur reconnu, il avait créé le Male pour Jean Paul Gaultier que je portais … Sa façon d’aduler ses parents, sa grand-mère, de s’investir dans des actions humanitaires (comme donner la soupe populaire) a fait écho à ma propre culture orientale.  Lui est arménien, moi libanais, on a une éducation, la même soif esthétique, je dirais que nous sommes ouverts sur le monde. Ces conversations, ces moments partagés ont établi un premier dialogue entre raison et intuition. Francis s’autorisait déjà, tout en travaillant chez Quest, à faire des parfums sur mesure. On était chacun à des moments de transformation rapide.

DIRIEZ-VOUS QUE VOUS AVIEZ DÉJÀ UNE VISION COMMUNE ?

Celle d’aller plus loin oui. Francis se voyait un peu comme un Clint Eastwood, celui qui est devant la caméra et veut passer derrière, celui à qui on ne croit pas forcément au début …

Nous sommes devenus amis avant tout. Nous partagions un goût commun pour l’art contemporain, la danse, l’architecture. Très vite, nous avons commencé à réfléchir ensemble, sans idée précise d’entreprise. Je crois qu’un partenariat créatif solide se construit sur une amitié profonde. C’est ce qui nous permet aujourd’hui encore de travailler dans la confiance.

PARLEZ-NOUS DE VOS PREMIERS PROJETS

Déjà nous avions sorti le parfum du flacon pour explorer une dimension à la fois ludique et expérientielle. D’abord avec la réinterprétation moderne du Papier d’Arménie. Puis il y a eu les bulles parfumées au château de Versailles, une ville qui compte beaucoup pour Francis. Avec une installation Préambulle lors des Grandes Eaux Nocturnes où des milliers de bulles parfumées s’évanouissaient dans les airs, provoquant cette joie enfantine chez le public, propre à ravir. Puis nous avons développé un site internet, une initiative très nouvelle pour la parfumerie où le public pouvait découvrir la création olfactive de manière interactive. 

DÈS LORS TOUT S’EST ACCÉLÉRÉ ?

Oui j’avais déjà quitté Ernst & Young et arrêté mes activités dans l’immobilier. Une petite boutique toute en longueur se libérait rue d’Alger, près des Tuileries : un lieu à la fois intime et prestigieux. Annette Roux, à la tête du groupe Bénéteau a cru en nous et a accepté d’investir, c’était un signe. Les bulles parfumées que nous avions décidées de commercialiser avaient beaucoup de succès mais ça ne nous définissait pas comme Maison de Parfums. La presse en parlait mais nous n’étions pas encore sûrs de vendre un seul flacon de parfum. 

QUELLE A ÉTÉ LA PREMIÈRE COLLECTION DE PARFUMS ?

Aqua Universalis, une collection fluide : 24 Heures de la vie d’une femme (ou d’un homme) parfumées ! Cette expérience sensorielle a, je crois, redéfini la place du parfum comme rituel nécessaire. Et nous avions déjà pensé durabilité.. 

IL FALLAIT PLACER LE PARFUMEUR AU CENTRE ?

C’est parti d’une révolte intérieure. Quand on a connu comme moi, le pouvoir réparateur de l’art on ne peut pas comprendre qu’un artiste soit caché. Nous avons fait le pari du beau, de croire en l’humain. Je suis convaincu que le génie créatif de Francis Kurkdjian s’exprime dans la liberté, Il compose chaque parfum comme un compositeur une symphonie. Petit à petit la clientèle a reconnu cette singularité.

POUVEZ-VOUS ÉVOQUER LE PHÉNOMÈNE BACCARAT ROUGE 540 ? 

Comme tout, rien n’a réellement été planifié. Francis avait un ami attaché de presse chez Baccarat qui lui avait envoyé quelques verres de cristal. Un soir, il fait une fête chez lui, les sort, on boit du champagne, on évoque Edmond Roudnitska. Puis il me dit : « Marc, Baccarat célèbre bientôt ses 250 ans. Si je devais exprimer le cristal en parfum, je sais exactement ce que je composerais. Plus tard l’attaché de presse nous invite à voir la fabrication de pampilles. Cette puissance des artisans avec cette tige qui pèse une tonne, et puis, au bout de leur souffle, cette toute petite pampille qui prend vie, portée à une fusion de 540 degrés Celsius … Après un premier rendez-vous raté nous avons rencontré Daniela Riccardi qui venait de prendre ses fonctions de Présidente chez Baccarat et on est parti sur une édition limitée de 250 exemplaires.

Francis a façonné ce parfum via trois souffles : minéral, feu, air. Une senteur à la fois cristalline et sensuelle. Je me souviens avoir porté l’essai dans un taxi et d’avoir reçu une pluie de compliments. J’étais sûr que ça allait marcher ! Après il a fallu convaincre Baccarat de nous céder la licence. On en a tout de suite vendu 10 000 pièces à Neiman Marcus, c’était fou. Ça a aussi été un travail acharné des équipes. A cause de la canicule à Paris et le fait que le parfum était sensible au métal, il a tourné … On a dû en un jour trouver une nouvelle pompe sans contact métal. D’autres ingrédients ont aussi réclamé des traitements particuliers. Francis avait réussi à prendre le pouls olfactif de la planète, Baccarat Rouge 540 est devenu un phénomène mondial, notamment aux Etats-Unis et au Moyen Orient. Ce succès prouve que la création pure peut rencontrer un grand public, sans stratégie marketing folle. Nous venons d’éditer un millésime très particulier, avec une infusion d’ambre gris naturel qui prolonge toutes les autres notes en un sillage infini. Dans un flacon de cristal rouge plein mais nomade, niché au cœur d’un monumental bloc aux facettes aiguisées.

L’Extrait de Parfum Baccarat Rouge, parfum phénomène ©Maison Francis Kurkdjian

C’EST D’AILLEURS LE PARFUM LE PLUS COPIÉ AU MONDE DANS UN MARCHÉ DE DUPES …

Il faudrait rappeler aux consommateurs que derrière chaque dupe, il y a un parfumeur. Si on veut que les parfumeurs continuent à nous émerveiller, il va falloir accepter de protéger leur savoir-faire et leur talent. Je vous ai raconté tous les risques, les investissements, le travail acharné des équipes … C’est difficile de fabriquer un beau produit, d’innover, de faire grandir des équipes. Et facile de dire : je peux prendre un livre sur une étagère, le copier et vous le proposer à un prix très faible …

En dehors du fait qu’un parfum, du fait de sa spécificité créative et de ses matières premières sourcées est inégalable, le marché de dupe menace l’art. Or nous en avons un besoin vital. 

Et puis j’ai un message : ce sont des parfumeurs, peut-être pas les plus talentueux, qui se réapproprient un parfum. Ne vous usurpez pas les uns les autres … ça tire tout le monde vers le bas. Un bon pianiste est-il Mozart, est-il Elton John ? Non ce n’est pas parce que je suis au sommet de l’interprétation que je suis Mozart ou au sommet de la technique que je suis Francis Kurkdjian … Aujourd’hui dans le monde du parfum on ne reconnaît toujours pas la propriété intellectuelle. Certains avancent qu’un parfum, c’est subjectif. Ah ? C’est subjectif d’écouter une œuvre de Mozart ? Non. C’est la même chose. 

Scellant l’alliance entre Maison Francis Kurkdjian et Maison Baccarat, deux symboles d’excellence à la française, Baccarat Rouge 540 Édition Millésime est une création olfactive et artisanale d’exception, incarnant plus que jamais l’alchimie des sens. ©polbaril

L’EXPOSITION AU PALAIS DE TOKYO PARFUM, SCULPTURE DE L’INVISIBLE EXPLORE LES LIENS ENTRE PARFUMS ET AUTRES DISCIPLINES ARTISTIQUES. 

Oui nous avons travaillé longtemps à ce rêve avec les équipes. Il ne s’agissait pas d’imaginer un parfum pour un musée mais bien de l’exposer pour la toute première fois sous différentes dimensions, de comprendre sa capacité à interagir avec d’autres formes d’expressions : musique, photographie etc…  Francis Kurkdjian est un agitateur des sens au même titre que Sophie Calle. Il ne fait pas du bon mais du beau. 

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