Par Luce Grossetête

« Un parfum réussi, c’est l’exaltation des contraires », affirme le nez Etienne Dupré à sa fille Nine, dans son atelier de parfumerie moscovite en ce début 1917. Nine Dupré descend d’une lignée de parfumeurs français établie en Russie sous l’empire des tsars. Face à la révolution bolchévique, elle fuit avec les siens, après la disparition de son père qui lui a transmis sa passion créatrice. Alors qu’elle travaille désormais à Lyon pour l’un des grands noms de la profession, Nine reconnaît sur une Soviétique le parfum unique que son père avait créé pour elle, dont il est le seul à détenir la formule : se pourrait-il que ce dernier soit encore en vie ?
Ce Parfum Rouge, onzième roman de l’auteure Theresa Révay, dévoile l’univers captivant de la haute parfumerie des années trente, et nous fait réfléchir au processus de création : romancier ou parfumeur, la quête n’est-elle pas la même, « celle d’une harmonie pour susciter une émotion » ?
Ce Parfum Rouge a reçu le Prix des Lecteurs de CIC Ouest 2024 et le Prix de l’Union Interalliée 2025. Rencontre avec l’auteure, à l’occasion de la sortie du roman au format poche.
Theresa, d’où vous est venue l’inspiration pour écrire Ce Parfum Rouge ?
L’inspiration est venue d’un livre que mon frère m’avait offert pour mon anniversaire : The Scent of Empires, Chanel N°5 and Red Moscow , de l’historien Karl Schlögel. Dès que j’ai ouvert le paquet, je lui ai dit : « Tu viens de m’offrir le thème de mon prochain roman. »
J’étais dans une période de disette d’inspiration, comme orpheline d’idées, ce qui est un passage très douloureux pour un écrivain. Mon frère m’a donné la clé pour m’attaquer au livre que je m’étais toujours interdit d’écrire, celui en hommage à nos ancêtres Givaudan. Je savais, en effet, que mon arrière-grand-oncle Léon Givaudan avait été le chimiste à l’origine du N°5, composé par Ernest Beaux pour Chanel. J’ignorais toutefois le rôle majeur joué par la haute parfumerie française en Russie depuis les tsars. Mon intuition de romancière m’a soufflé qu’il y avait là un thème magique. Je n’imaginais pas à quel point.
Vous dites que ce livre est un hommage à vos ancêtres Givaudan ?
Oui. J’ai grandi dans la mémoire de ces capitaines d’industrie d’exception, qui sont partis d’une petite cuisine du quartier de la Croix-Rousse, à Lyon. Orphelins de père très jeunes, d’origine modeste, ces chimistes ont fondé ce qui est devenu la plus grande entreprise au monde de parfums synthétiques.
J’ai été bercée par les valeurs qu’ils incarnaient : la ténacité, le courage, l’esprit d’entreprise, l’inspiration, l’attention au détail, la rigueur, la recherche de qualité. Ils étaient aussi des hommes drôles, pétillants et pleins d’esprit.
Leur rendre hommage m’effrayait car je craignais de ne pas être à la hauteur de leur talent et de leur exigence. De plus, étant romancière, je voulais aussi écrire une histoire prenante, divertissante, pas seulement raconter la destinée d’une entreprise.
Les frères Givaudan étaient des chimistes lyonnais, et la ville de Lyon occupe une place centrale dans votre livre. Quel est le rôle de la capitale des Gaules dans l’émergence de la parfumerie moderne ?
Lyon est au cœur de la découverte des parfums de synthèse au XIXè siècle. À l’époque, l’Ecole de Chimie Industrielle de Lyon avait été la première au monde à proposer une classe d’étude des parfums. Ses professeurs ont d’ailleurs inventé la rose et la violette de synthèse, qui sont des produits lyonnais.
Rappelons que l’importance accordée à la chimie, à Lyon, s’explique par les traitements nécessaires aux étoffes de soie. Mes ancêtres s’inscrivent dans cette tradition.
Ce Parfum Rouge est riche de références en matière de parfumerie, et pourtant, c’est -pour l’instant- votre unique livre traitant de ce sujet. Comment avez-vous abordé vos recherches sur cet univers particulier ?
Comme toujours, j’ai commencé par me documenter à la Bibliothèque Nationale de France. J’ai lu notamment tous les numéros de La Parfumerie Moderne parus entre 1908 et 1937, une revue professionnelle remarquable, fondée à Lyon par René-Maurice Gattefossé.
En parallèle, j’ai eu des entretiens passionnants avec des personnes qui m’ont parlé de leur expérience personnelle, mais aussi de celle de leur famille.
Parmi les rencontres formidables liées à ce livre, je pourrais citer la parfumeure Calice Becker et l’historienne Eugénie Briot, toutes deux chez Givaudan, l’inspirant et merveilleux maître parfumeur Pierre Bourdon, et aussi Thomas Fontaine, président de l’Osmothèque…
Le décor historique de votre roman est la haute parfumerie des années trente, à travers ses liens entre la France et la Russie. C’est une page méconnue de l’Histoire. En quoi vous a-t-elle inspirée ?
À la fin du XIXe siècle, ce sont des parfumeurs français qui ont amené les plus grands parfums à la Cour Impériale de Russie. Ensuite, c’est un parfumeur français, Auguste Michel, qui a créé Krasnaya Moskva, « Moscou la Rouge », pour l’anniversaire des dix ans de la Révolution d’Octobre. Ce fut le parfum emblématique de l’empire soviétique jusqu’à la chute du Mur. Je me suis librement inspirée de lui pour créer mon personnage d’Etienne Dupré.
Par ailleurs, on le sait peu, mais au début des années trente, Staline s’est intéressé de près à la parfumerie en accordant un rôle éminent à Polina Molotova, surnommée « la tsarine de la parfumerie soviétique » et première dame du Kremlin. J’ai mis tout cela en scène, restant fidèle au principe du roman historique qui est de faire évoluer des personnages fictifs dans un cadre authentique.
Chaque création de parfumeur est différente, quant à vos livres, ils sont tous très différents également, se tenant à des périodes historiques différentes, dans des pays divers ; d’après vous, quels parallèles pourrait-on dresser entre la création olfactive et la création littéraire ?
Comme le dit Thomas Fontaine, président de l’Osmothèque, les parfumeurs et les romanciers se ressemblent : nous sommes des raconteurs d’histoires. Nous avons une matière première en commun qui est l’émotion, que nous développons avec une même rigueur.
La création des notes de tête, de cœur et de fond, s’écrit à travers les ingrédients pour le parfumeur. Quant au romancier, la construction d’une histoire se révèle à travers une syntaxe, un vocabulaire, un rythme narratif. Je dirais que ma note de tête, c’est le style littéraire. Ma note de cœur, l’émotion. Ma note de fond demeure l’Histoire, l’armature historique véridique.
Mais nous avons le même objectif : toucher au cœur…
Il n’y a rien de mécanique dans une création littéraire ou olfactive. On apprend à maîtriser une technique, un savoir-faire, mais vient ensuite quelque chose qui nous dépasse, notre inspiration propre à pousser un accord ou un sujet vers l’excès, ou au contraire à choisir la retenue, l’économie de mots. Le mystère naît alors de la correspondance qui s’établit entre la création et la personne qui la reçoit : lire un livre, sentir un parfum, observer un tableau… Une rencontre s’établit qui peut transformer une vie.
Je dis souvent : « Il restera de nous nos mots et nos parfums. » Les mots d’un romancier sont l’expression de son identité, quelque chose qui touche à la nature humaine profonde. Quant au parfum, il est le vecteur de ce qui nous bouleverse au plus intime de nous-mêmes.
« Toute fragrance contient un élément mystique, quelques grammes évanescents, le poids de l’âme de son créateur. » (citation du livre Ce Parfum Rouge)
Sorti du livre de poche le 20 aout 2025 : https://www.fnac.com/a21604490/Theresa-Revay-Ce-parfum-rouge